La mort subite du ministre Théophyle Delcassé dans les jardins de l’évêché. Cette nouvelle chronique nous invite à revenir sur des épisodes de notre histoire diocésaine tombés dans l’oubli de notre mémoire collective. En effet, le passé est émaillé de faits divers qui, même s’ils apparaissent insignifiants, nous permettent de mieux comprendre les relations complexes qui lient les hommes entre eux. La mort du ministre Delcassé dans les jardins de l’évêché en est une illustration.
Il y a cent ans, le 21 février 1923, se tient à la villa Dupanloup[1] un concert de charité organisé par Yvette Guilbert au profit des Œuvres de jeunesse du diocèse. Toute la haute société niçoise se presse en cet après-midi d’hiver pour assister à la représentation «Le théâtre religieux du Moyen Âge». Sur le perron de la villa, Mgr Chapon, évêque de Nice, attend la voiture de l’ancien ministre Delcassé. Âgé de 70 ans, cet homme d’État, venu en voisin de sa villégiature du Mont-Boron, répond à l’invitation du prélat qu’il tient en haute estime. Placé au premier rang de la salle d’œuvres de l’évêché, Théophyle Delcassé assiste à la représentation aux cotés de l’évêque, de Gabriel Hanotaux et du chanoine Ponsard. Le concert terminé et après avoir salué de nombreuses personnalités, le ministre s’éloigne pour faire quelques pas dans le jardin qui surplombe la ville. Quelques instants plus tard, une religieuse découvre le corps sans vie du ministre à quelques pas du banc où il s’était assis. La dépouille est alors transportée dans un des salons de l’évêché. Mgr Chapon fait immédiatement appeler son médecin mais ce dernier ne peut que constater la mort par congestion cérébrale. Le soir même, le préfet se rend à l’évêché et fait mettre en place une chapelle ardente à la clinique toute proche du Belvédère. Dès le 23 février, la presse locale et nationale s’empare de la nouvelle en rapportant des informations plus ou moins exactes sur les circonstances de la mort. Le Figaro indique que le décès a eu lieu dans sa villa du Mont-Boron, tandis que d’autres journalistes évoquent l’air suffocant de la salle et la sortie précipitée du ministre. Quelques jours plus tard, la Semaine religieuse du diocèse de Nice[2] rétablit la vérité et la chronologie des faits en précisant que: «c’est une page d’histoire et nous avons à cœur de la fixer». Enfin, Le Pèlerin[3] immortalisera ces derniers instants par une gravure d’Eugène Damblans qui met en scène tous les aspects de la mort d’un chrétien…
Au-delà du rappel anecdotique de sa mort, revenons un instant sur ce ministre oublié des manuels scolaires qui se lia d’amitié avec l’évêque de Nice. Après une carrière de journaliste et de député, Théophyle Delcassé est choisi par le président Émile Loubet pour conduire la politique diplomatique de la France au tournant des XIXe et XXe siècles. Radical et colonialiste, anticlérical et franc-maçon, il est l’artisan du rapprochement avec le Royaume-Uni qui aboutira à la signature de l’Entente cordiale en 1904. Il demeure un des premiers à alerter l’opinion publique du danger que représentait l’impérialisme allemand. À la fin de la Première Guerre mondiale, ébranlé par la mort de son fils, il quitte la vie politique mais garde de nombreux amis dans les cercles d’influences du pays. Son amitié avec le très catholique Denys Cochin[4] sera à l’origine de la relation qu’il entretiendra avec Mgr Chapon.
De prime abord, tout les oppose: leur parcours d’avant-guerre, leur engagement politique et leur vision de l’Église dans la société. Et pourtant, bien des années plus tard, leur goût de la diplomatie, leur patriotisme exemplaire et leur engagement respectif dans la Grande Guerre vont être le socle de leur estime mutuelle. Tout d’abord, la diplomatie. Chacun dans leur domaine[5], ils ont œuvré pour que la France puisse entretenir de solides appuis dans une Europe déchirée par les nationalismes. Ensuite, leur patriotisme et leur soutien à l’Union sacrée[6] les rapprochent d’un idéal commun et d’une volonté d’œuvrer pour la paix. À cet égard, ils sont un exemple concret de la réconciliation entre l’Église et la République au lendemain de la guerre. Enfin, ces deux hommes, marqués par l’âge et les épreuves de la vie, personnifient le contexte politique et religieux apaisé des années 1920 où un ancien membre de la gauche radicale peut converser avec un évêque sur les vertus de la foi chrétienne! La postérité retiendra que la religion est venue au secours d’un ministre à l’agonie. Pouvait-il en être autrement dans les jardins de l’évêché?
Gilles BOUIS,
archiviste diocésain
[1] Depuis 1912, date de l’achat par Mgr Chapon de la propriété de la comtesse de Cessole sur la colline de Saint-Barthélemy, la villa Dupanloup abrite à la fois la résidence de l’évêque et les bureaux de l’administration diocésaine. Attenante à la villa, une grande salle prolongée par une abside-chapelle est le lieu régulier de manifestations (congrès diocésains, réunions de groupes d’Action catholique ou concerts de charité).
[2] La Semaine religieuse de la ville et du diocèse de Nice, n°9, vendredi 2 mars 1923.
[3] N° 2398, Dimanche 11 mars 1923, pp. 8-9.
[4] Homme politique et écrivain français (1851-1922), membre de l’Académie française (1911), porte-parole du parti catholique à la Chambre.
[5] Théophyle Delcassé fut ministre des Affaires étrangères de 1898 à 1905 et de 1914 à 1915 ; Mgr Chapon fut un des évêques français qui est à l’origine du rétablissement des relations diplomatiques avec le Saint-Siège en 1921.
[6] Nom donné au mouvement de rapprochement politique qui a soudé les Français de toutes tendances lors du déclenchement de la Première Guerre mondiale.